La France du périurbain et des ruralités est-elle forcément anti-écologiste ?

Analyse

Les élections de 2024 sont marquées par un contexte beaucoup moins favorable à l’agenda écologiste ; en 2019, les élections européennes s’étaient tenues dans le prolongement des premières grèves et marches climat, et le score des écologistes s’en était fortement ressenti. Qu'en est-il aujourd'hui ? Existe-t-il une vision de l'écologie périurbaine et quel est l'impact des politiques européennes sur ces zones à besoins spécifiques ?

Manifestation Gilets Jaunes à Vesoul

A deux mois des élections européennes, le Rassemblement National, fondé par la famille Le Pen, est promis à une première place doublée d’une importante longueur d’avance sur la liste de la majorité présidentielle.

Cette perspective électorale, si elle n’est pas nouvelle – la liste Rassemblement Nationale était déjà arrivée en tête en 2019, mais seulement un point devant la liste soutenue par Emmanuel Macron –  souligne l’enracinement toujours plus important de l’extrême droite dans le paysage politique français. Par ailleurs, les élections de 2024 sont marquées par un contexte beaucoup moins favorable à l’agenda écologiste ; en 2019, les élections européennes s’étaient tenues dans le prolongement des premières grèves et marches climat, et le score des écologistes s’en était fortement ressenti.

 

L’extrême droite et les tensions territoriales

En 2024, les postures anti-écologistes se sont propagées et le mouvement des agriculteurs·rices (plusieurs blocages de grands axes autoroutiers et de bâtiments étatiques) s’est traduit – au corps défendant d’une partie importante de la profession – par une remise en cause, à l’échelle nationale mais aussi européenne, des quelques avancées environnementales des dernières années. Un autre sujet de contestation, moins médiatisé mais qui touche au quotidien d’une large partie de la population, concerne la fin de vente des véhicules neufs thermiques prévue pour 2035 par le Green Deal européen.

En touchant à la mobilité des personnes, la feuille de route de l’Union européenne remet sur la table une question qui avait déjà suscité une très vive contestation du gouvernement français en 2018 avec le mouvement des Gilets Jaunes.  En effet, fin 2018, la France a été marquée par un mouvement social qui a profondément marqué les esprits : le mouvement des Gilets Jaunes. Des dizaines de milliers de citoyen·ne·s, qui pour la plupart du temps ne s'étaient jamais engagé·e·s, se sont retrouvé·e·s sur des ronds-points, week-end après week-end. Ce mouvement social, qui s’est embrasé sur la question de la hausse de la fiscalité carbone sur le prix des carburants, ne cesse depuis de marquer de son empreinte les débats sur la mise en œuvre de la transition écologique. Ce mouvement posait la question de la capacité millions de citoyen.ne.s, qui ne vivent pas dans les centres-villes des métropoles, à circuler, à aller au travail.

Or ces enjeux semblent servir de moteur politique à l’ascension du RN. Un chiffre, à prendre cependant avec quelques pincettes car selon une enquête menée par le sondeur Elabe[1], après les élections présidentielles du 2022, les personnes se disant « partisans des Gilets Jaunes » - à distinguer des Gilets Jaunes - avaient voté à 41% pour Marine Le Pen au premier tour des élections.

Plus précisément, c’est la question des inégalités territoriales, souvent au croisement d’inégalités sociales qui est posée. Le fossé politique qui se creuse entre différentes parties du pays est tel, que certains territoires ruraux, par exemple du Nord de la France ou de l’Est, anciens territoires des mines et de la sidérurgie, sont devenus des bastions de l’extrême droite. Cela s’est traduit par l’élection de 89 députés RN aux élections législatives de 2022– et cela malgré un mode de scrutin très défavorable aux oppositions (il n’y pas de proportionnelle aux élections législatives).

S’agit-il seulement d’un vent de contestation passager ? Des travaux récents, notamment du sociologue Benoit Coquard[2], souligne le basculement politique à l’œuvre dans certains territoires ruraux, où la norme sociale, celle qui fait et défait des réputations locales – essentielles pour trouver un travail ou construire son cercle social – fait du vote « Le Pen » un vote de respectabilité. C’est devenu le vote des petits patrons et de ceux qui ne demandent rien à personne pour réussir. Dans ces territoires, s’afficher de gauche ou écologiste peut créer des difficultés réputationnelles. Nous assistons donc à de  nouvelles situations d’hégémonie politique.

Faut-il cependant succomber à l’idée que la transition écologique devrait nécessairement faire des perdants et que ces derniers n’auraient aucune autre perspective que le vote RN ?

Évidemment non, mais il faut prendre le temps de se plonger dans le quotidien des Français·es, prendre en compte leurs difficultés, leurs aspirations, leurs revendications pour tenter d’y déceler une perspective progressiste. La Fondation de l’Écologie Politique a récemment publié L’écologie depuis les ronds-points, une série d’entretiens et de notes sur le mouvement des Gilets Jaunes. Celui-ci a, à coup sûr, des choses à apprendre à tous les défenseurs de la transformation écologique à la veille des élections européennes.

 

Tirer les leçons du mouvement d’un mouvement venu du périurbain

L’histoire du Green Deal européen, rendu possible par la forte mobilisation climat de la fin 2018, début 2019, et celle du mouvement des Gilets Jaunes sont liées plus qu’opposées. C’est ce qui semble ressortir de nombreux travaux de recherche qui donnent à voir la société française par-delà les récits politiques déclinistes qui voudraient que les fractures sociales et territoriales soient inévitables. Ces travaux, et d’autres, permettent de répondre aux questions suivantes : qui étaient ces Gilets Jaunes ? A-t-on assisté à une révolte du péri-urbain contre les centres-villes métropolitains ? Quel était le rapport des Gilets Jaunes à l’écologie ?

 

Une politisation du proche

Le géographe Etienne Walker a étudié la géographie du mouvement des Gilets Jaunes et essayé de questionner le lien entre le lieu d’engagement, le lieu de vie et la forme de mobilisation. Le 17 novembre 2018, 90 % des participant·e·s vivaient à moins de 20 km du lieu de rassemblement. 47 % à moins de 5 km. Ces lieux qui ont été occupés dans un premier temps– des ronds-points, des bretelles d’autoroute etc – sont des lieux du parcours quotidien de centaines de milliers de ménages français. Ces lieux proches, considérés jusque-là comme dépolitisés, ont été le théâtre d’un engagement nouveau pour nombre de participantes et participants. Ils et elles y ont organisé leur occupation, leur interpellation, avec leur savoir-faire, en dehors du cadre parfois préétabli des mobilisations sociales.

  

Une révolte des utilisateurs contraints de la voiture

Le mouvement des Gilets Jaunes a été un mouvement du périurbain : 37 à 40 % des répondant·e·s aux enquêtes y résidaient selon la définition de l’INSEE. Ils et elles y étaient largement accompagnés de résident·e·s de la périphérie intérieure des centres urbains. Presque tous·tes avaient en commun d’être lié·e·s par un mode de vie au sein duquel l’usage de la voiture était central. Cette composition sociale a fortement évolué au gré du déplacement des mobilisations vers les préfectures et centre-villes des métropoles, rejoints et remplacé·e·s par celles et ceux, vivant là, qui subissent moins le coût du transport que celui du logement. Ces mobilisations doivent donc s’inscrire dans une analyse des conséquences d’un aménagement du territoire et de politiques publiques qui ont organisé des millions de vies autour et pour l’attractivité des plus grandes villes.

 

Pas pauvres, mais avec un budget contraint

Le sociologue Pierre Blavier, qui a publié Gilets jaunes :  la révolte des budgets contraints a étudié le quotidien d’un couple représentatif de celles et ceux qui se sont mobilisé·e·s le 17 novembre 2018. José et Sylvie ne sont pas pauvres. Ils sont devenus propriétaires d’un petit pavillon et tous les deux sont salariés. Mais ils ont un budget très contraint. Il ne leur reste que 8 % de leur revenu après avoir payé tout ce qui doit l’être en début de mois. Alors ils pratiquent le système D. Quand le travail salarié s’arrête, le travail pour soi et pour les autres commence. Potager, réparation de son véhicule, auto-rénovation de la maison, débrouille, entraide. José et Sylvie ne sont pas dépourvus de moyens d’agir, d’investir, d’entretenir, mais cela veut dire moins de week-end, et pas toujours de vacances. Et cela joue sur l’usure des corps.

 

La voiture et le coût de l’électronique

Parmi les coûts qui inquiètent et qui contraignent le plus, il y a celui de la réparation et de l’entretien des voitures. L’augmentation de la place de l’électronique est pointée du doigt. Il y a quelques années, un proche avec quelques compétences de mécanique aurait pu réparer un rétroviseur impacté. Avec l’électrification, cette possibilité s’est réduite. Il faut d’autres compétences, des outils plus chers. La capacité à faire soi même, à ne pas dépendre du secteur marchand, s’est retrouvée limitée. Et les coûts ont augmenté. 

 

Pas plus anti-écolo que le reste de la société

Magali Della Sudda, historienne et sociologue, chargée de recherche au CNRS, coordonne aujourd’hui le principal projet de recherche sur les Gilets Jaunes en France. Y contribuent des universitaires de toute la France, sur la base de plusieurs enquêtes par questionnaire et par entretiens. Alix Levain, qui anime l’axe de recherche sur l’écologie dans ce projet, et Simon Persico, apportent une réponse précise à la question suivante : les Gilets Jaunes étaient-ils anti-écologistes ? La réponse est non, du moins pas plus ou pas moins que la moyenne des citoyen·ne··s français·e·s, si l’on se réfère au baromètre de l’ADEME 2018. Environ 8% des Français·e·s et des Gilets Jaunes plaçaient alors les enjeux environnementaux en tête de leurs inquiétudes[3].

 

Un sentiment de dépossession

Mais cela ne doit pas effacer le fait que le rapport des Gilets Jaunes à ces enjeux est contrasté et que les questions écologiques divisent. Nombre d’entre eux, ouverts aux enjeux écologiques, expriment un sentiment de dépossession politique qui se caractérise par la coexistence de pratiques engagées, notamment de consommation, quoique contraintes par les prix pour le bio, et en même temps d’un rejet des différentes formes de labels écocitoyens, considérés comme des signes de domination symbolique.  

  

Les leçons pour la transformation écologique en France et en Europe

La première leçon vient sous forme de question. Qu’a-t-on fait depuis novembre 2018 pour interroger la dynamique de métropolisation qui a justifié cet aménagement du territoire, une certaine répartition des emplois, des inégalités de revenus, ou encore une centralité de la voiture dans la vie de millions d’individus ? Le sujet a été peu traité en France. Peut-être parce qu’il y a quelque chose de décourageant à questionner cinquante années d’aménagement du territoire, de politiques publiques et de  croissance économique à tout prix. Il y a pourtant là l’un des principaux chantiers politiques de la période.  

Il faut entendre l’alerte émise à bas bruit pas de nombreux acteurs·rices soucieux·ses de concilier écologie et justice sociale qui s’inquiètent de la mise en place de l'ETS 2, c'est-à-dire l'extension du marché européen du carbone aux combustibles individuels et au chauffage.  Cela consiste à appliquer au prix de l’essence, une forme de taxe carbone sensée augmenter dans la durée tout en étant fluctuante – au grès d’une dynamique de marché par nature imprévisibles. Si le dispositif est dorénavant accompagné d’un transfert – à travers un fonds social de la transition – il faut retenir du mouvement des Gilets jaunes a souligné l’inopérante de stratégie de redistributions mal perçues car complexe et parfois largement décalées dans le temps – entre le paiement à la pompe et des investissements dans le train du quotidien, il y a plusieurs années. Cette extension du marché carbone aux particuliers, qui ne tire aucune leçon du mouvement des Gilets jaunes, et dont la mise en œuvre est prévue pour 2027, représente un risque social et politique important, alors que les oppositions à la transition écologique et au Green Deal se multiplient.

La leçon du mouvement des Gilets jaunes est triple concernant l’usage de la fiscalité sur le changement des pratiques quand il concerne les individus :

Une hausse, même prévisible, ce qui n’est pas le cas dans l’ETS 2, d’une fiscalité sur un produit dont le prix même fluctue n’est pas opérant. Le mouvement des Gilets jaunes est advenu avant la hausse de la fiscalité carbone, mais après une hausse du 25% du prix du baril sur le marché international. Une hausse de la fiscalité sur la consommation ne peut accompagner, et surtout ne peut financer, des politiques accommodantes à destination des plus aisé·e·s ou des multinationales. Enfin, la fiscalité ne peut remplacer la question de l'outil budgétaire, celui des aides et des investissements publics nécessaires. Poursuivre le Green Deal sans remettre en cause le Pacte de Stabilité et de croissance européen est une impasse. 

Le second apprentissage, se lit en forme de constat : Les Gilets Jaunes n’étaient pas majoritairement sous le seuil de pauvreté, mais plus probablement entre le 3ème et le 6 ème décile de la population en termes de revenu. Or nombre de dispositifs d’aides à la transition écologique semblent parfois en décalage avec les besoins et pratiques de ces ménages. Prenons l’exemple des aides à la rénovation thermique des logements. Heureusement, les aides ont été renforcées ces dernières années avant d’être très récemment rabotées sous couvert de lutte contre les déficits excessifs. Ces aides sont conditionnées au recours d’entreprises labellisées RGE (Label reconnu garant de l’environnement). Sans parler des effets inflationnistes, sans parler de la disponibilité relative de ces entreprises, le dispositif actuel laisse peu de place à la pratique de l’auto-rénovation qui est pourtant une pratique très largement rependue au sein des ménages des classes moyennes. Ne se prive-t-on pas là d’une énergie, d’une disponibilité aussi financière, pour accélérer la rénovation du parc de logements ?  

Par ailleurs, il convient de s'interroger sur la cible des aides à l'achat, notamment pour les voitures moins polluantes, qui, du fait de la sociologie des acheteur·ses·s de voitures neuves, favorise les classes sociales supérieures de la population, alors que la fiscalité touche tout le monde, en particulier les détenteurs de véhicules anciens à forte consommation. L'expérience française du "leasing social" permet de cibler les aides sur les populations les plus fragiles, tout en incitant les constructeurs automobiles européens à privilégier la production de véhicules plus petits, écologiquement et socialement plus utiles. Bien cibler ces aides permet de limiter les dépenses publiques inefficaces ou trop redistributives à destination des plus aisés. 

Le troisième apprentissage, concerne la “bagnole”. En 1973, dans L’idéologie sociale de la bagnole, André Gorz écrivait ceci « Ce véhicule, autrement dit, allait l’obliger à consommer et à utiliser une foule de services marchands et de produits industriels que seuls des tiers pourraient lui fournir. L’autonomie apparente du propriétaire d’une automobile recouvrait sa radicale dépendance. » Avec l’augmentation de la part de l’électronique dans la voiture (passée de moins de 10 % du prix de construction dans les années 1970 à 40 % en 2020), l’autonomie des automobilistes a continué d’être attaquée, ne pouvant plus aussi facilement réparer eux-mêmes leurs véhicules. À l’heure de l’électrification, le risque est grand que la contrainte se renforce et avec elle, ses chaînes de dépendance. Pas nécessairement à cause de la batterie, mais à cause de la taille des véhicules et du tout électronique. Se dessine alors un champ de bataille politique pour la voiture réparable, accessible, et réintégrée parmi d’autres options d’usage et de mobilités. Ici, aucune démarche moralisatrice, mais la nécessaire construction d’un rapport de force à la fois avec les constructeurs automobiles, mais aussi avec ces entreprises de location ou détentrice de flottes automobiles, qui aujourd’hui sont à l’origine de l’achat, en France, de 50 % des véhicules neufs mis en circulation et donc à terme sur le marché de l’occasion.

 

Les derniers mouvements sociaux – Gilets Jaunes ou mouvement des agriculteurs – alimentent les discours des opposant·e·s à la transformation écologique. Ils expliquent aussi les hésitations gouvernementales. Pourtant, si la recherche souligne la dynamique profonde d’une extrême droite de plus en plus ouvertement anti-écologiste, d’autres recherches permettent à la fois de relativiser les divisions et d’identifier des enjeux qui peuvent rapprocher ces bouts de société que certains aimeraient voir définitivement divisés. Mais ces perspectives, quoi que rassurantes, sont une invitation à repenser certaines politiques publiques ou priorités politiques, pour que la transition écologique soit aussi pensée par et pour les classes moyennes et populaires des territoires ruraux ou périurbains.